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La publicité selon Yves Navarre : prendre toute la mesure des mots

En 1980, tout juste couronné du Goncourt, Yves Navarre s’exprime sur la publicité dans un numéro de Stratégies. Sylvie Lannegrand revient sur cette interview passionnante qui permet de mieux cerner l’approche que l’écrivain pouvait avoir de l’écriture, qu’elle soit publicitaire ou littéraire. L’écriture comme un dialogue, dans tous les cas de figure…

Lors du colloque de Condom en juin 2023, nous avons eu le privilège d’accueillir Barthélèmy, écrivain et journaliste, pour un entretien qu’il m’accorda sur une période de la vie d’Yves Navarre peu connue, celle où tous deux travaillaient comme concepteurs-rédacteurs publicitaires et partageaient le même bureau à Publicis. Ce fut un plaisir de l’écouter se remémorer ces années-là et partager avec nous des anecdotes inédites sur l’auteur. Le titre quelque peu énigmatique donné à l’entretien, « Entre la grande amoureuse et Lady Black : Yves Navarre à Publicis », faisait allusion à la publicité pour la lame de rasoir Gillette conçue par Yves Navarre, campagne qui connut un énorme succès[1].

« Yves Navarre : 15 ans de publicité et le Goncourt en plus »

Il y a quelque temps, Barthélèmy a eu l’amabilité de m’envoyer un article qu’il venait de retrouver dans ses papiers : « Yves Navarre : 15 ans de publicité et le Goncourt en plus », un long entretien avec son ami et collègue, publié dans la revue Stratégies[2] après la sortie du Goncourt. Dans le paragraphe introductif, il notait : Yves, c’est toute la facilité, tout le bonheur et le bien-être des mots. (…) Écrire, pour Yves, c’est exister, c’est affirmer ce besoin d’être et de vivre, quel que soit le mode d’écriture. Il « signe » ses annonces et ses campagnes, sans même y mettre son nom. (…). 

Les propos que Barthélèmy a recueillis sont fort intéressants à plus d’un titre. Ils offrent un éclairage fascinant sur l’époque où Yves Navarre travaillait dans la publicité alors même qu’il était connu comme romancier depuis déjà plusieurs années et venait d’obtenir le fameux prix littéraire. Ils permettent aussi d’entendre le publicitaire s’exprimer sur son activité d’écrivain et l’écrivain sur le métier de la publicité, en établissant les liens qui unissent ces deux mondes communément séparés. Les questions judicieuses de Barthélèmy, qui a bien connu l’auteur, ouvrent sur l’univers de la publicité comme de la littérature, offrant des perspectives captivantes sur la personnalité et l’écriture d’Yves Navarre.

Du pot-au-feu Knorr à « l’amoureuse » lame Gillette

L’entretien fourmille de détails sur le versant « publicité » de la carrière d’Yves Navarre, son rapport au langage, la facilité avec laquelle il trouvait les formulations. Il évoque ses débuts et l’influence déterminante de sa lecture des Mythologies de Barthes, ses premiers messages radio en 1965 pour l’agence Havas (« j’ai toujours adoré travailler pour la radio », confie-t-il), l’évolution du monde de la publicité et de l’image au cours des années 60 et 70 et le rôle des concepteurs-rédacteurs dans les changements survenus, telle la concentration du pouvoir entre les mains de quelques-uns et l’absence d’une nouvelle génération de publicitaires.

On y apprend aussi qu’il était à l’origine de slogans pour le pot-au-feu Knorr, d’une campagne pour des biscuits, de messages sur les camions Berliet, de la publicité pour la lessive Super-Croix, de la campagne Prénatal en 1968. Il revient sur sa campagne la plus marquante, celle de « La lame Gillette, la grande amoureuse de votre peau » : « Aujourd’hui, on ne sait même plus ce qu’est une lame de rasoir. Mais, à l’époque, cela m’avait valu d’être racheté très cher par une agence américaine[3]. » Plus surprenant : Yves Navarre dit aussi ne pas avoir l’intention d’arrêter ses travaux publicitaires après son prix Goncourt.

Yves Navarre publicitaire, dans un « dialogue simple avec le client »

De son propre aveu, la publicité a permis à Yves Navarre de répondre en partie à ses besoins d’argent, surtout à certaines périodes de sa vie[4]. Elle lui a aussi souvent valu des critiques de la part du monde littéraire, prompt à relever dans son style les manies du publicitaire. Il commente ainsi la tendance à relever l’influence de la publicité dans ses ouvrages : « J’ai toujours traîné l’étiquette de publicitaire. En fait, je suis arrivé dans la publicité avec une écriture. J’ai écrit mes annonces avec mon écriture dont je n’ai, dans la publicité, appris qu’à aiguiser le couteau. » La publicité lui a été un moyen de prendre toute la mesure des mots et d’en distiller tous les sens possibles. « Il y a dans mes textes une sensualité et une fantasia des mots » confie-t-il, et il ajoute : « je joue avec eux ».

Par moments, l’amertume pointe dans certains de ses propos sur l’évolution de la publicité. Il n’est d’ailleurs pas tendre dans ses réflexions à ce sujet. Il se refuse à citer des noms mais dénonce « (le) développement de l’esbrouffe publicitaire », « le temps de l’épate et du mépris » dans une monde publicitaire qui « se tourne de plus en plus vers la propagande » et devient « une manipulation déguisée. » Il leur oppose sa manière d’envisager « un dialogue simple avec le client ». Remplaçons « client » par « lecteur » : n’est-ce pas ce qu’Yves Navarre a toujours recherché, par-delà les genres d’écriture qu’il a pratiqués ? Et l’emblématique publicité pour la lame Gillette ne traduit-elle pas, elle aussi, comme toute son œuvre, un rapport charnel au langage ?

© Photo Barthélèmy à Condom : Claude Goga.

 


[1] Version écrite de cet entretien disponible dans les Cahiers Yves Navarre 6, « Lieux de vie, territoires de l’écrit » (H&O, 2024).

[2] N° 251. La revue Stratégies a été créée en 1971.

[3] Il s’agit de l’agence américaine BBDO, qui recruta Yves Navarre comme directeur de création de son agence parisienne en 1969.

[4] Dans Biographie, publié en 1981, l’auteur reviendra sur ces années-là, en particulier dans les chapitres 65, 72 et 73 dans Œuvres complètes 1980-1981 (H&O, 2023).

 

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