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Conseil de lecture : « Au Clair de… » de Pierre Lacroix

Sylvie Lannegrand a lu Au Clair de…, roman de Pierre Lacroix paru aux éditions ErosOnyx en 2021. L’auteur avait signé un article sur Le petit Galopin de nos corps, publié en 2014 dans le Hors-Série de la revue Inverses consacré à Yves Navarre. Au Clair de… est une belle découverte, un ouvrage à savourer. Pierre-François Lacroix y rend un hommage discret mais non moins vibrant à Yves Navarre, qui joua un rôle capital dans sa vie.

Un amour « en quatre saisons »

Avec Au Clair de…, Pierre-François Lacroix signe un livre d’une grande richesse. Ce récit de vie est aussi un roman d’apprentissage et l’histoire d’un amour passionné entre deux hommes. L’auteur retrace lentement, amoureusement, délicatement, l’enfance puis l’adolescence de Pierre dit Pierrounel, sa rencontre avec Erwan, le professeur de Lettres dont il tombe éperdument amoureux, puis leur vie à deux avec ses heurts et ses bonheurs, les moments noirs de dépression comme les joies partagées.

Nous suivons Pierre « en quatre saisons et neuf temps » et dans quatre lieux successifs qui structurent le récit : Lescure, lieu de naissance, de l’enfance protégée et solitaire dans la ferme familiale ; Fontenelle, berceau de l’éveil des sens à l’adolescence ; puis Paris, ville de l’amour-passion et de l’amour-orages ; Selves enfin, lieu-refuge après les affres de la rupture, pour un apaisement retrouvé avec le retour de l’homme aimé. Le roman embrasse toute une vie, sans qu’il y ait un effet d’énumération. Seules quelques dates balisent le texte, indications ponctuelles sur le parcours de Pierre, l’âge des personnages et le contexte social et culturel. L’amplitude du roman n’est pas de nature temporelle mais émotionnelle : elle provient d’une force d’évocation peu commune. Ce sont les grands tournants de la vie de Pierrot qui sont donnés en partage, moments heureux ou douloureux, vicissitudes d’un « amour funambule » qui émerveille autant qu’il fait souffrir. L’évocation de Pierrot, personnage solitaire, sensible et attachant, en quête d’un amour entier et durable, épris de son pays d’origine au point de quitter Paris et Erwan pour retourner dans son village natal, est tout en finesse. Pierre-François Lacroix crée avec ce livre un art de conter très personnel dû en grande partie à la prose poétique qui caractérise son écriture.

Une écriture sensuelle

L’auteur fait une place de choix à la sensualité physique, en particulier à l’amour entre Pierrot et Erwan, et ce faisant bouscule les conceptions traditionnelles du masculin et du féminin. C’est une fête des sens qu’offre ce roman avec la description voluptueuse des saisons et l’évocation des lieux de vie de Pierrot, tout autant que dans les scènes érotiques entre les deux amants. Ce qui fait rayonner le livre, retient et envoûte est l’implication émotionnelle qui propulse l’écriture. Au Clair de… est magnifiquement écrit. Lorsque la phrase prend naissance, se précise, se ramifie et se déploie en quête de l’émotion à exprimer, c’est à des passages de Proust que l’on pense, Proust dont l’auteur a choisi une citation du Temps retrouvé pour exergue au roman : « Cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l’avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. » Quand est évoquée une dimension spirituelle teintée de nostalgie, ce sont des auteurs comme Bobin ou Juliet qui viennent à l’esprit :

« Laisser venir les instants de grâce. Ils s’étirent parfois en heures, en journées, en réveils toniques après le bon sommeil de la nuit. Sentir qu’on vit l’instant, ici, maintenant, comme s’il devait durer toujours, un coin d’absolu, un clin d’œil entre hier, aujourd’hui et demain, un accord trouvé entre tous les moments où sa vie a eu du sens, comme si tous ces moments se donnaient la main et faisaient une ronde de béatitude, aimer tout de sa vie, les poux et les bijoux, ne rien regretter, sentir que cet accord est là et qu’il part de la main comme un air de piano lent et chaud qui n’en finirait pas de monter dans le calme de la nuit et de renaître quand on le croit fini. Cet accord, Pierrot l’appelle l’âme, la seule face incarnée de l’âme qu’il soit possible d’entrevoir. »  (p.353)

Célébration de l’ensemble des sens, de l’amour sous toutes ses formes, importance du monde naturel et animal, plaisirs du corps, sensualité du langage : autant d’éléments qui rappellent Colette, d’ailleurs plusieurs fois mentionnée dans le roman [1]. Le corps est célébré dans les plaisirs qu’il apporte comme dans les souffrances subies. Chaque situation, chaque émotion, aussi fulgurante soit-elle, est restituée au plus près de ce que le corps a vécu, goûté, ressenti. Ainsi dans ce passage, comme le livre en recèle de nombreux :

« La vie là-bas avait le charme de ses quatre saisons. Les après-midis de grand froid, l’hiver, et souvent avant de monter se coucher, quelle que soit la saison, ils se faisaient un brûlot dans un bol épais de porcelaine blanche, avec l’eau de vie de prunes que leur voisin leur apportait en novembre, en échange des fruits pourris qu’ils avaient recueillis en juillet et en août, avant que les guêpes et les frelons ne les dévorent.

Une pierre de sucre au fond de l’alcool blanc. Avec une cuillère à absinthe, idéale pour le cérémonial avec son plat ajouré et ses souvenances verlainiennes, on remonte la pierre égouttée que l’on enflamme. Le feu prend au sucre, puis à fleur d’alcool quand on le replonge, et gagne tout le cercle du bol. On a fait le noir pour voir danser les flammes bleues, ces feux follets apprivoisés qui montent là, dans la maison et dans le noir, ni des miasmes ni des vesses de la mort, mais de la bonne odeur de l’alcool chaud que la pierre de sucre plongée et remontée attise et attise tout le temps que s’envole l’éthyle de l’eau de vie.

Le bleu des flammes met des lueurs de cierge sur les visages. Le silence. Rien que la respiration du feu dans la cheminée, le pouls de la cuillère au fond du bol, et cette brume de souffle bleu qu’on fait durer le plus longtemps possible. Une bougie est prête pour quand le noir se fera après le dernier spasme doux fuyant de l’alcool. Alors, dans des tasses à culot lourd, peintes de roses mousses des vieux jardins, on verse le breuvage brûlant, on attend un peu, la main en cercle autour de la bonne chaleur qui vient, on le sirote à coups de langue, cet esprit de vie qui grise sans saouler, ce philtre des vergers, ce sperme d’alambic qui glisse, épais et tiède, comme si la quintessence des fleurs du printemps, des sèves de l’été et des fruits de l’automne vous inondait tout au fond de la gorge et des entrailles et que l’hiver pouvait venir. » (p.516-517)

Au Clair de…, roman pictural

L’écriture de Pierre-François Lacroix fait souvent penser à un tableau. Telle scène ou tel décor sont décrits comme s’élaborerait une peinture, en progressant par touches et en faisant la part belle aux couleurs et à la lumière pour restituer un moment, une émotion, une expérience, comme dans cette évocation de Venise :

« Venise. Watteau. Verlaine. Visconti. Une ville nordique surgie en briques des flots glauques, pâlie au fil des siècles, et qui, pour avenues, pour rues, pour venelles, pour traverses, aurait gardé la mer. L’eau vert-de-gris entre les façades gris-de-rose. Pouvoir marcher sans fin, passer des ponts, se perdre, sans jamais quitter ce labyrinthe rouge fané sur quais de marbre et canaux de lichens liquéfiés. Vers Noël, le ciel est dans les mêmes gris que la brume de la lagune. Venise de chair fardée entre soleil de lune et moisi clapotant d’étang brouillé. Tout est doux aux oreilles et aux yeux, tout se meurt en beauté et en douce. Même les cris des gondoliers, même l’électricité des vitrines, même les poinsettias rouges et verts que les Vénitiens rapportent chez eux pour Noël, rien que de frêles éclats dans la sourdine de Venise. A peine. »(p.528)

Il en est de même des nombreux passages sur les saisons et leurs couleurs changeantes. Ainsi l’évocation du jardin de Selves et des plaisirs de la table dans des lignes qui se déroulent lentement, avec une attention portée au rythme, aux sonorités et aux images :

« Le clos de Selves, avec son jardinet et son petit verger, rehaussait la table d’Erwan et Pierrot de ce goût qu’au moment de les porter à la bouche, ont les fruits et les légumes auxquels on a contribué à la naissance, à la croissance et donc à la couleur, à l’odeur, à la saveur. Les tomates poivraient les mains de leur feuillage, quand ils les cueillaient, avant de chanter dans la faïence, avec les anneaux de poivrons verts, les copeaux de fromage et les éclats de persil plat, mouillés d’huile d’olive et de vinaigre de vin, sous l’ombre mobile des bouleaux. (…) Ils préféraient septembre pour les promenades, quand la bruyère passe du rose indien au mauve, et puis octobre et novembre, quand elle passe du mauve au gris cendré d’un peu de mauve encore et que les feuilles l’enfouissent, une à une, entre les houx qui perlent du miracle de leur sang vif à la saison où tout s’endort. » (p.551-552)

Les exemples abondent, pour notre plus grand plaisir de lecture, et nous font découvrir les lieux où a vécu Pierrot, creusets de ses expériences sensorielles où nous pouvons, nous aussi, trouver une résonance.

La mère, les mots et la force vitale

La figure de la mère nimbe l’ensemble du roman, tout comme la « nostalgie de l’enfance » (p.387) qui l’accompagne. Le livre peut être lu comme un chant d’amour fou tant à la mère aimée, « sa veilleuse dans le noir et sa fleur d’oranger dans les potions amères » (p.13), qu’au compagnon de vie qui l’a en quelque sorte relayée : « comme sa mère en lui, cet homme rayonnait » (p.102). La première soutient et, par-delà la mort, donne les forces nécessaires pour affronter le mal de vivre. Le second est la passion rêvée enfin incarnée, dans l’énergie comme dans l’excès, tout aussi vitale que l’était et le reste la chaleur maternelle. Entre les deux, point de coupure : il s’agit d’un même lien indissoluble. « Vis comme tu es né » : Pierre gardera sa vie durant les mots de sa mère en précieux viatique. Ils lui donneront le courage de surmonter les jours sombres et de croire en un bonheur possible.

Les livres et les chansons qui accompagnent Pierre sont eux aussi force vitale. Le texte est constellé de références littéraires, cinématographiques et musicales, florilège de citations à l’appui : poèmes de William Cliff, chansons de Gribouille, Fréhel, Piaf, Barbara, romans très divers. Les livres découverts dès l’enfance, puis à l’adolescence et plus tardivement, œuvres aimées, chéries même (elles recouvrent les murs de la maison de Selves), composent un riche éventail allant des textes classiques à la culture populaire. Parmi les auteurs cités figurent Proust et La Recherche, Rimbaud, Gide, Cocteau, Genet. On découvre ainsi les goûts littéraires et musicaux de Pierre et d’Erwan, et ce faisant leurs penchants et leurs sensibilités : auteurs classiques et écrits grecs et latins auxquels le jeune Pierre s’initie au lycée grâce à Erwan, lectures qui nourrissent son imaginaire et sa sensibilité, poèmes et chansons… tous expriment les émotions les plus personnelles, désirs comme douleurs étroitement mêlés.

Au Clair de… évoque avec sensibilité, sensualité et talent le parcours de Pierre vers l’acceptation de soi et la vie à deux. Il dépeint les années d’enfance indélébiles, le souvenir doux d’une mère trop tôt partie, la difficulté à trouver sa place, le goût des joies simples, le fol amour entre deux hommes et, au terme d’une vie commune, leurs derniers moments qui scellent l’alliance intemporelle entre Éros et Thanatos.

Yves Navarre : « rouge sang et encre bleue »

Le petit Galopin de nos corps [2] d’Yves Navarre est mentionné plusieurs fois dans le livre. Les commentaires sur ce roman que Pierre a découvert à l’adolescence disent l’importance capitale qu’il a eue dans sa vie et en particulier dans l’acceptation de sa sensualité [3] :

« C’était la première fois que Pierrot lisait un livre où, durant des pages et des pages, existait la fierté sans ombre du bonheur de s’aimer entre hommes, dans un paysage qui lave ses personnages de toute honte et les encourage à leur bonheur, s’aimer sans se soucier de rien ni de personne, parce qu’on se plaît, c’est tout, et que le corps de l’autre a des odeurs de paradis à se dire que jamais on en sera chassé. » (p.203)

Ou encore : « Ton Galopin aiguillonna Pierrot pour sa double quête, rouge sang et encre bleue, de l’amour qu’on vit et de l’amour qu’on dit. »(p.204)

Au Clair de… fait écho au livre de Navarre de multiples façons. Outre le sujet choisi – l’amour intense et durable entre deux hommes, ces romans se rapprochent par l’importance accordée à la nature et aux saisons et par les thèmes conjugués de l’amour et de la mort (« il n’y a pas d’amour sans crainte d’en mourir »), du mal de vivre et de la joie de vivre. Par la sensualité du langage aussi, différemment exprimée mais bien réelle chez les deux auteurs qui ont tous deux un rapport quasi charnel et même érotisé à l’écriture. Une scène d’amour entre Roland et Joseph du Petit Galopin de nos corps est ainsi commentée :

« Jouir de tout le banquet du corps de l’autre, et trouver, après, les mots pour fêter encore ce banquet, en faire une seconde ventrée de désir et de plaisir, et les offrir, ces mots, tout chauds encore, comme on l’a fait de tout son corps. Tresser la chair des mots pour dire et prolonger la liesse de la chair (…). » (p.203-204)

Ces lignes sont révélatrices de la façon dont l’auteur d’Au Clair de… conçoit l’écriture dans ses rapports au corps. Il s’agit d’une constante interaction : l’écriture se fait corps comme le corps est écriture. Et nous, lecteurs, ne sommes pas extérieurs à l’échange mais bien parties prenantes, cœur à corps avec Pierrot sur son chemin de vie.

Dans un passage émouvant, le narrateur s’adresse à Yves Navarre, à la deuxième personne du singulier :

« J’ai sous les yeux le faire-part de ta mort, paru dans Le Monde, voulu par ta « famille d’amis » et la phrase de René Char qui l’accompagnait : Les paroles soulèvent plus de terre que le fossoyeur ne peut. Tes paroles écrites sont bien de cette puissance-là. Tu me hantes. Je te relis et te fais lire à d’autres. Tu vis et tu vivras, ne serait-ce que par ton Galopin, la parenthèse bleue de ton Galopindans ton œuvre, et ta longue parenthèse de bonheur dans ce roman-poème décanté […] c’est ta musique des sphères, ton cœur qui cogne de sang frais et de soleil, ton cœur béni par les quatre saisons et les quatre éléments […]. »(p.381)

Avec Au Clair de…Pierre-François Lacroix signe un très beau roman, intense et émouvant, qui allie une vie romancée à un hommage discret mais non moins vibrant à l’auteur du Petit Galopin. Un livre à découvrir.

 


[1] Voir p. 57 : « Dans une dictée de Colette, il avait su que les belles pages sont tressées d’autant de vécu que de charme à réciter. Violettes, ‘vous treillagez le ciel laiteux de mon enfance’ ». et p.509 : « La grande Colette était partout dans leur clos, inspiratrice des plants et poète gourmande des sensations, des émotions, de l’érotisation païenne d’un jardin. » et p.515 : « Quand un vulcain ou un grand porte-queue, saoul de la mouillure musquée des fleurs de lierre, venait se poser sur la plus haute latte d’une chaise, sans craindre le déclic de l’appareil photo qui le fixait ainsi offert, ailes battantes ou longuement ouvertes dans la tiédeur de l’air, c’était vraiment l’éden païen, le jardin de Sido des pages de Colette sur son enfance. »

[2] Le Petit galopin de nos corps figure dans le tome 3 des Œuvres complètes d’Yves Navarre, 2021, éditions H&O. Le roman fut publié pour la première fois chez Robert Laffont en 1977.

[3] Voir en particulier p.202-204 et p.378-381. Yves Navarre est mentionné plus brièvement aux pages 209 et 222.

 

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