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Yves Navarre et Marguerite Duras, « comme une sœur amoureuse »

Marguerite Duras occupe une place unique dans l’œuvre et la vie d’Yves Navarre. Elle est sans doute la femme de lettres qu’il a le plus longtemps côtoyée et le plus souvent évoquée dans ses textes. Notre secrétaire général Philippe Leconte propose un tour d’horizon des liens qui unissaient l’auteur du Cœur qui cogne à celle qu’il considéra un jour « comme une sœur amoureuse ».

Marguerite Duras apparaît tôt dans la vie d’Yves Navarre, dès 1959. Cette année-là, le jeune homme Yves découvre sur les écrans Hiroshima mon amour, le film d’Alain Resnais d’après un scénario de Marguerite Duras. L’écrivaine inspire alors littérairement, bouleverse pourrait-on dire, Yves Navarre. Marguerite Duras devient l’un des rares auteurs à bénéficier de la part de Navarre de réflexions sur son œuvre, mais également d’un grand nombre d’évocations anecdotiques, relatées essentiellement dans le Journal, ou encore dans les ouvrages les plus autobiographiques de Navarre comme Biographie, Romans, un roman, La Terrasse des audiences au moment de l’adieu ou La Vie dans l’âme. On y croise Duras au coin de la rue, au téléphone, lors de manifestations culturelles ou politiques diverses. On parle d’elle avec François Mitterrand même (surtout ?) quand elle n’est pas là.

Une passion commune pour les faits divers

De nombreux points communs rapprochaient Yves et Marguerite. Ils habitèrent la même rue Saint-Benoît à Saint-Germain des Prés, et ils entretenaient avec François Mitterrand des rapports privilégiés. Ils participèrent ensemble à plusieurs reprises au Festival du jeune cinéma à Hyères. Tous deux eurent comme interlocuteur littéraire Paul Otchakovsky-Laurens qui découvrit Navarre en 1970 et publia Duras à partir du milieu des années 80. Mais, plus curieux et assez significatif, ils partageaient également une véritable fascination pour les faits divers. Ainsi, dans la lignée d’une certaine tradition littéraire qui va de Stendhal (Le Rouge et le Noir) à Emmanuel Carrère (L’Adversaire) en passant par Gide (Souvenirs de la cour d’assise), plusieurs de leurs œuvres s’inspirent de faits bien réels qui dépassent la fiction. À l’exemple d’Amélie Rabilloud qui tua son mari d’un coup de marteau et le dépeça en 1949, crime qui servit de modèle à Marguerite Duras pour sa pièce Les Viaducs de la Seine-et-Oise en 1960. Peu satisfaite du résultat, elle en tirera un roman, L’Amante anglaise, en 1967, avant d’adapter celui-ci au théâtre dans une pièce homonyme en 1968. Yves Navarre, lui, commença la rédaction de Niagarak fin juin 1975 après avoir pris connaissance dans la presse d’un crime particulièrement sauvage qui venait de se produire à Sisteron. Et les gros titres des journaux dont seuls les noms de personnes et de lieux avaient été modifiés ouvraient le roman. Quelques années plus tard, pour Portrait de Julien devant la fenêtre, l’auteur s’inspirera cette fois de la très réelle histoire d’un pupille de l’assistance publique qui avait mis le feu par sept fois à la forêt dans le but de devenir pompier.

L’obsession des souvenirs

Mais ce que nous remarquons surtout dans leurs sources respectives d’inspiration, ce sont des souvenirs évoqués avec une certaine constance, parfois jusqu’à l’obsession. Ainsi, chez Marguerite Duras, l’enfance et l’adolescence en Indochine française reviennent tout au long de la production littéraire de l’écrivaine depuis Un Barrage contre le Pacifique jusqu’à L’Amant de la Chine du Nord. De même chez Navarre, un voyage à Huelva, en Andalousie, au milieu des années 50 marquera l’auteur à jamais au point que les personnes rencontrées et les lieux traversés serviront de prétexte au tout premier roman de l’auteur, La Loca, en 1958. Et plusieurs romans au cours des décennies suivantes s’en inspireront comme point de départ. Ainsi d’une première version de Lorsque le soleil tombe, en 1973. Ainsi de Niagarak, deux ans plus tard. Ainsi encore d’une seconde version de Lorsque le soleil tombe, intégrée dans Romans, un roman, en 1988. Toujours ce même voyage, initiatique et obsédant, inspirera des pages mémorables de Biographie, en 1981, avant d’être à nouveau évoqué dans Romans, un roman, en 1988.

À bord du transatlantique Queen Elizabeth II

Un autre événement réel servit de prétexte à de multiples évocations sous la plume de Navarre. En octobre 1975, il se rendit au Québec, invité à participer à un congrès dans le cadre de l’année internationale des femmes. Sur le chemin du retour, il passa par New York et descendit dans le même hôtel que celui où logeait Marguerite Duras, venue présenter India Song aux États-Unis. Ils décidèrent de rentrer ensemble en France par la voie maritime à bord du transatlantique Queen Elizabeth II qui faisait la liaison New York-Le Havre. La traversée dura six jours. Yves écrira Les dernières Clientes, Marguerite Le Camion.
Nous rencontrerons la trace ou le récit de ce voyage à sept reprises sous le stylo de l’auteur. Une première fois dans son Journal alors même qu’avait lieu la traversée et que Navarre notait ses impressions au jour le jour. Bien des années plus tard, tandis qu’il rédigeait Biographie, non seulement il revint sur le voyage en lui-même, mais il l’évoqua ailleurs dans cet ouvrage en rapportant une conversation avec Marguerite Duras à ce sujet tandis qu’ils assistaient tous les deux au Festival du jeune cinéma à Hyères. Navarre reviendra encore sur ce voyage dans Carnet de bord, l’un des sept textes de Romans, un roman, en 1988, puis dans La Terrasse des audiences au moment de l’adieu, en 1990. Enfin, il l’évoquera dans l’un de ses derniers écrits, L’Article de la mort décidée, rédigé en 1993.

Au fur et à mesure des années, des rencontres et des coups de téléphone, la complicité entre Yves Navarre et Marguerite Duras se sera confirmée et accentuée. Le Journal d’Yves Navarre en date du 2 janvier 1983 comporte une note particulièrement émouvante : « J’ai embrassé Marguerite Duras dans un bar. Elle est comme une sœur amoureuse. À chaque fois j’ai envie de la rapter. Il y a dans son regard tant d’histoires d’attentes amoureuses ».

 

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